Quelle peut-être la philosophie de la géométrie non commutative face aux théories unificatrices ?
Une réponse argumentée, par un spécialiste : Thierry Masson
Je voudrais [donner] mon point de vue sur la place de la géométrie non commutative dans le grand programme de recherche qui mobilise les esprits, assez vainement malheureusement, depuis plus d’une cinquantaine d’années maintenant, et qui consiste à élaborer une théorie dans laquelle les interactions électrofaibles, fortes et gravitationnelles trouveraient leur place d’une façon unifiée. Contrairement à d’autres approches du type « unificatrice » actuellement explorées, comme par exemple la théorie des cordes ou la théorie des boucles quantiques*, la géométrie non commutative ne se place pas au niveau d’un modèle particulier dans une cadre conceptuel déjà prédéfini (les méthodes de quantification usuelles, la théorie quantique des champs et sa théorie des perturbations...).
Dans les faits et les articles publiés, cette assertion peut largement sembler inexacte, puisque bon nombre de chercheurs en géométrie non commutative n’adhèrent pas à ce point de vue. Pourtant, il me semble que cette conception soit la seule défendable lorsqu’on travaille avec cette nouvelle approche : elle cherche en effet, avant tout, à puiser aux sources mêmes des théories afin de dénicher ce qui les rassemble, dans le but de les réconcilier (on connaît déjà depuis bien longtemps ce qui les divise !). Malheureusement, une large part des travaux se contente de reproduire et de répéter des recettes bien trop classiques face aux enjeux que lancent cette unification, et dans la plupart du temps éloignées de la philosophie même qui motive la géométrie non commutative. Cette dernière cherche avant tout à fournir un nouveau cadre dans lequel penser et écrire une nouvelle physique, susceptible d’accueillir à la fois les aspects les plus pertinents de la théorie quantique des champs, et les caractéristiques les plus utiles des théories de nature géométriques. Par conséquent, les « recettes » habituelles doivent aussi y être repensées profondément.
La géométrie non commutative n’a pas encore atteint cet objectif, car les mathématiques qui la sous-tendent sont encore largement en gestation, et les physiciens ne se sont pas encore appropriés cette nouvelle démarche**. Il n’est donc pas possible, à l’heure actuelle, de la comparer à d’autres approches unificatrices.
Néanmoins, la possibilité de reformuler le Modèle Standard des particules en utilisant des outils algébriques nouveaux est un indéniable et très encourageant succès de «reconstruction» effectuée par A. Connes et ses collaborateurs. En effet, l’élaboration des modèles de particules repose, depuis les années 60, sur l’utilisation d’espaces de représentations de groupes, et tout l’art du [constructeur de modèle], grande spécialité de ces 40 dernières années, transmise de chercheurs aux thésards dans la bonne vieille tradition du compagnonnage se révèle dans les choix adéquats des groupes de symétrie et des espaces de représentation. Le Modèle Standard est la grande victoire de cet Art. Mais depuis la fin des années 70, cette démarche semble s’essouffler, non pas dans la littérature, mais dans ses succès, aussi bien pour dépasser le Modèle Standard (qui a bien besoin d’une cure de jouvence depuis la récente confirmation que les neutrinos sont massifs par exemple), que dans sa capacité à apporter des perspectives nouvelles grâce auxquelles des théories unificatrices sont concevables. Aussi, l’approche non commutative pourrait être un nouveau souffle dans ce contexte. Dans tous les modèles évoqués ci-dessus, aussi bien celui très « réaliste » construit par A. Connes et ses collaborateurs que les modèles plus bruts issus des considérations [décrites au] chapitre 2 [de ce mémoire], la notion de groupe de structure disparaît : elle s’efface derrière celle d’algèbre associative (la non abélianité des groupes se transformant en non commutativité des algèbres. . .), et les représentations sont remplacées par des modules, pour lesquels l’irréductibilité est une contrainte plus forte. Enfin, la non abélianité/non commutativité apporte avec elle, de façon structurellement inévitable, des champs supplémentaires aux champs de jauge « ordinaires », interprétables comme des champs de Higgs dans les bons cas.
La démarche d’A. Connes devrait être suivie avec beaucoup d’attention par les physiciens des particules. En effet, la construction même de sa géométrie non commutative est intimement liée, comme il l’avoue lui-même, aux structures géométrico-algébriques sous-jacentes au Modèle Standard, qu’elles aient été introduites en toute conscience par les physiciens, ou qu’elles soient le résultat, au contraire, de contraintes fortes et inévitables face aux données expérimentales.
(* Bien que la gravitation quantique à boucles ne se revendique aucunement «unificatrice», elle présuppose que la gravitation puisse être quantifiée avec des méthodes très semblables à celles utilisées pour manoeuvrer les autres interactions, ce qui, de ce point de vue, est déjà un principe d’unification.
** Il faudrait d’ailleurs pour cela que nombre d’entre eux acceptent un changement de paradigme, ce qui n’est pas nécessairement le plus facile, compte-tenu des phénomènes de mode ou des attachements psychologiques parfois rigides à certaines démarches. . .)
Thierry Masson, Quelques aspects de la géométrie non commutative en liaison avec la géométrie différentielle, 2009
Je trouve cet extrait intéressant par ses qualités descriptives mais aussi par sa pertinence rendue plus forte aujourd'hui en raison des avancées récentes du programme géométrique non commutatif : dans sa version spectrale en particulier : celle initiée par Connes et Chamseddine (j'en reparlerai dans un prochain billet), mais aussi dans celle défendue par T. Masson et décrites dans cet article.
La philosophie défendue par T. Masson, mise en action dans un article de M. Marcolli et W. D. v. Suijlekom
We develop a formalism of gauge networks that bridges between three apparently different notions: the theory of spin networks in quantum gravity, lattice gauge theory, and the almost-commutative geometries used in the construction of particle physics models via noncommutative geometry. [...]
Just as the notion of a spin network encodes the idea of a discretization of a 3-manifold, one can consider a similar approach in the case of the almost-commutative geometries and "discretize" the manifold part of the geometry, transforming it into the data of a graph, with fi nite spectral triples attached to the vertices and morphisms attached to the edges. This is the basis for our defi nition of gauge networks, which can be thought of as quanta of noncommutative space. While we mostly restrict our attention to the gauge case, where the Dirac operators in the finite spectral triples are trivial, the same construction works more generally. We show that the manifold Dirac operator of the almost-commutative geometry can be replaced by a discretized version defi ned in terms of the graph and of holonomies along the edges.
Traduction :In lattice gauge theory, the Wilson action defi ned in terms of holonomies recovers, in the continuum limit, the Yang-Mills action. We show that the spectral action of the Dirac operator on a gauge network recovers the Wilson action with additional terms that give the correct action for a lattice gauge theory with a Higgs field in the adjoint representation.
Nous développons un formalisme de réseaux de jauge qui relie trois notions apparemment distinctes : celle de théories de réseaux de spin pour la gravité quantique, celle de théories de jauge sur réseau et celles de géométries presque commutatives utilisées dans la construction de modèles de physique des particules dans le cadre de la géométrie non commutative. [...]
Tout comme la notion de réseau de spin code l'idée d'une discrétisation d'une variété de dimension 3, on peut envisager une approche similaire dans le cas des géométries presque commutatives et "discrétiser" la variété associée à la géométrie, la transformant en données de type graphe, avec des triplets spectraux finis attachés aux sommets et des morphismes fixés aux arêtes. C'est la base de notre définition des réseaux de jauge, qui peut être considérée comme des quanta d'espace non commutatif. Bien que nous limitons surtout notre attention au cas d'une jauge où les opérateurs de Dirac dans les triplets spectraux finis sont triviaux, le même type de construction fonctionne dans un cadre général. Nous montrons que l'opérateur de Dirac associé à la variété de la géométrie presque-commutative peut être remplacé par une version discrétisée définie en termes de graphe et d'holonomies le long des arêtes.
Dans les théories de jauge sur réseau , l'action de Wilson définie en termes d'holonomies permet de retrouver, dans la limite du continuum, l'action de Yang-Mills. Nous montrons que l'action spectrale de l'opérateur de Dirac sur un réseau de calibre permet de retrouver l'action de Wilson avec des termes supplémentaires qui donnent l'action adéquate pour une théorie de jauge sur réseau avec un champ de Higgs dans la représentation adjointe .
M. Marcolli et Walter D. van Suijlekom, Gauge networks in noncommutative geometry, 2013
Je profite de ce que ce billet est le premier de l'année 2014 pour former le voeu que ces idées diffusent davantage dans la communauté des physiciens et portent leurs fruits pour aider à développer une meilleur compréhension de la physique des particules et pourquoi pas aussi de l'astrophysique et de la cosmologie...
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