Le physicien de la gravitation quantique se trempe-t-il dans le fleuve du temps thermique ?
Entre le temps (Einsteino-Minkowskien) de la mécanique relativiste et la température (Maxwello-Boltzmanienne) de la thermodynamique, y a-t-il une tempera (Connes-Rovellienne) de la gravitation quantique?
La précédente série de sept billets intitulée "Qu'est-ce que le boson de Higgs sait que nous ne sav(i)ons pas" était accompagnée du chapeau: "A la recherche de la grande unification perdue". L'allusion proustienne était voulue d'autant que le corps de chaque billet était précédé d'un sous-titre qui détournait celui de chacun des sept romans de l'oeuvre maîtresse du célèbre écrivain; cependant le temps n'était pas mis en question dans cette longue série de billets qui portaient plutôt sur la masse... Or aujourd'hui c'est bien du concept fondamental du temps dont nous allons parler en évoquant sa place particulière dans le cadre de la physique spectrale non commutative qui nous intéresse dans ce blog! Nous le ferrons par la médiation de deux extraits d'articles très pédagogiques de Pierre Martinetti dont nous recommandons la lecture complète :
Noncommutative geometry is an extension of geometry beyond the scope of riemannian spin manifold. The later is encompassed as a particular case, commutative, of the general theory. The price for this generalization is a more abstract approach to geometry in terms of spectral datas. Connes has first observed that the geometrical information of a riemannian spin manifold can be recovered from algebraic datas, the so called spectral triple consisting in an algebra A, an Hilbert space H and an operator D satisfying preciseconditions. The involved algebra is the algebra of smooth functions on the manifold, which is commutative. Conversely a spectral triple with A commutative is associated to a spin manifold,
Riemannian spin geometry ⇐⇒ Commutative algebra.
Now the tools allowing to go from the right side of the arrow (algebra) to the left side (geometry) do not rely on the commutativity of the algebra. They are still available when the algebra is not commutative. Hence a noncommutative geometry is the mathematical object that one obtains starting from a spectral triple (A,H,D) in which the algebra A is non necessarily commutative,
Noncommutative geometry ⇐⇒ Noncommutative algebra
It is not obvious that all quantum spaces considered in physics literature can be described in spectral terms. However one can expect that the further the physics of those spaces is investigated, the deeper should be the mathematical coherence of the underlying geometry. Hence it is likely that the physics of quantum spaces be confronted sooner or later to some mathematical questions addressed by Connes theory. For instance, as far as I know, the notion of distance is not always available in quantum spaces (a two-form metric is available, but its interpretation as a line element and integration as a distance is not always possible). Nevertheless there are now more and more point of contacts between various approaches to noncommutativity. Recently several spectral triples have been proposed for quantum spaces well known in deformation quantization (the Moyal plane) or in quantum groups (the Podles sphere). Our point here is not to be exhaustive but only to give a brief account of Connes’ theory as well as some of its interest for physics. We shall focus on the description of the standard model of elementary particles on the one hand, and on the beautiful idea (related to the issue of time in relativity) that ”Von Neumann algebras naturally evolve with time” on the other hand. As a conclusion we go back to the title of the talk and question the interface of noncommutative geometry with quantum gravity.
La géométrie non-commutative est une extension de la géométrie au-delà du champ d'étude des variétés riemanniennes spinorielles. Ces dernières apparaissent comme un cas particulier, commutatif, de la théorie générale. Le prix à payer pour cette généralisation est une approche plus abstraite de la géométrie en termes de données spectrales. Connes a d'abord observé que l'information géométrique d'une variété riemannienne spinorielle peut être récupérée à partir de données algébriques, ce qu'on appelle le triple spectral et qui consiste en une algèbre A, un espace de Hilbert H et un opérateur D satisfaisant des conditions précises. L'algèbre en jeux est l'algèbre des fonctions lisses sur la variété, elle est commutative. Réciproquement, tout triplet spectral avec une algèbre A commutative est associé à une variété spinorielle,
Géométrie spinorielle de Riemann ⇐⇒ algèbre commutative.
Maintenant, les outils permettant de passer du terme à droite de la flèche (algèbre) au terme de gauche (géométrie) ne reposent pas fondamentalement sur la commutativité de l'algèbre. Ils sont encore disponibles quand l'algèbre n'est plus commutative. Par conséquent une géométrie non commutative est l'objet mathématique que l'on obtient à partir d'un triplet spectral (A, H, D) dans laquelle A est une algèbre non nécessairement commutative,
Géométrie non-commutative ⇐⇒ algèbre non-commutative
Il n'est pas évident que tous les espaces quantiques considérés dans la littérature physique puissent être décrits en termes spectraux. Cependant on est en droit d'attendre que plus la physique de ces espaces est étudiée, plus profonde soit la cohérence mathématique de la géométrie sous-jacente. Par conséquent, il est probable que la physique des espaces quantiques soient confrontés tôt ou tard aux questions mathématiques abordés par la théorie de Connes. Par exemple, pour autant que je sache, la notion de distance n'est pas toujours disponible dans les espaces quantiques (une métrique basée sur une 2-forme est disponible mais son interprétation comme élément de longueur et son intégration comme une distance ne sont pas toujours possibles). Néanmoins, il y a maintenant de plus en plus de points de contact entre les différentes approches de la non commutativité. Récemment, plusieurs triplets spectraux ont été proposés pour des espaces quantiques bien connus tels que le plan de Moyal dans les études de quantification par déformation ou les sphères de Podles dans l'étude des groupes quantiques. Notre propos n'est pas ici d'être exhaustif mais seulement de donner un bref aperçu de la théorie de Connes et de son intérêt pour la physique. Nous mettrons l'accent d'une part sur la description du modèle standard des particules élémentaires et d'autre part sur la belle idée (liée à la question du temps en relativité) selon laquelle "les algèbres de von Neumann évoluent naturellement avec le temps". Dans la conclusion nous reviendrons sur le titre de cette conférence et sur la question de l'interface entre géométrie non commutative et gravité quantique .
Pierre Martinetti, What kind of noncommutative geometry for quantum gravity? 2005
We discuss the emergence of time in quantum gravity, and ask whether time is always "something that flows"'. We first recall that this is indeed the case in both relativity and quantum mechanics, although in very different manners: time flows geometrically in relativity (i.e. as a flow of proper time in the four dimensional space-time), time flows abstractly in quantum mechanics (i.e. as a flow in the space of observables of the system). We then ask the same question in quantum gravity, in the light of the thermal time hypothesis of Connes and Rovelli. The latter proposes to answer the question of time in quantum gravity (or at least one of its many aspects), by postulating that time is a state dependent notion. This means that one is able to make a notion of time-as-an-abstract-flow - that we call the thermal time - emerge from the knowledge of both: 1) the algebra of observables of the physical system under investigation, 2) a state of thermal equilibrium of this system. Formally, this thermal time is similar to the abstract flow of time in quantum mechanics, but we show in various examples that it may have a concrete implementation either as a geometrical flow, or as a geometrical flow combined with a non-geometric action. This indicates that in quantum gravity, time may well still be "something that flows" at some abstract algebraic level, but this does not necessarily imply that time is always and only "something that flows" at the geometric level.
Nous discutons de l'émergence du temps en gravité quantique et nous nous demandons si le temps est toujours "quelque chose qui coule". Nous rappelons tout d'abord que c'est effectivement le cas dans les deux mécaniques, celle de la relativité et de la quantique, bien que de manière très différente : le temps s'écoule géométriquement dans la relativité (c'est à dire comme un flot de temps propre dans les quatre dimensions d'espace-temps), le temps s'écoule de façon abstraite dans la mécanique quantique (c'est à dire comme un flot dans l'espace des observables du système). Nous nous interrogeons de la même manière sur la gravité quantique, à la lumière de l'hypothèse de temps thermique faite par Connes et Rovelli. Ce dernier propose de répondre à la question du temps dans la gravité quantique (ou au moins un de ses multiples aspects) en postulant que le temps est une notion dépendante de l'état. Cela signifie que l'on est capable de construire une notion de temps-comme-un-flot-abstrait, que nous appelons le temps thermique ,- laquelle émerge de la connaissance de deux choses : 1) l'algèbre des observables du système physique étudié, 2) un état d'équilibre thermique de ce système. Formellement, ce temps thermique est similaire au flot temporel abstrait de la mécanique quantique, mais nous montrons dans divers exemples qu'il peut avoir une mise en oeuvre concrète soit en tant que flot géométrique, ou en tant que flot géométrique combiné à une action non géométrique. Cela indique que dans la gravité quantique, le temps pourrait bien encore être "quelque chose qui coule" à un certain niveau d'abstraction algébrique mais cela ne signifie pas nécessairement que le temps est toujours et seulement "quelque chose qui coule" d'un point de vue géométrique.
Pierre Martinetti, Emergence of time in quantum gravity: is time necessarily flowing? 22/03/2012
Note : puisse le lecteur me pardonner cette fantaisie personnelle consistant à transposer le terme technique pictural de tempera dans le champ scientifique hautement spéculatif de la gravitation quantique abordée sous l'angle de la géométrie non-commutative. Le but est pour moi de souligner l'étonnant rapprochement savant entre la notion de temps et de température qui découle de l'hypothèse du temps thermique, rapprochement qui fait écho à la proximité orthographique des deux mots due à l'origine étymologique du latin tempus qui semble bien avoir fait référence à l'idée de chaleur avant de désigner une durée! La spéculation la plus avancée retourne à l'intuition pour ainsi dire en tissant de nouveaux liens : entre évolution temporelle et fluctuations de température, ou aléas quantique et flot temporel émergeant du non commutatif, ces notions si chères à Alain Connes, lequel rappelle aussi à l'occasion que la science est aussi intuition, rêve et poésie...
(léger travail d'édition sur le dernier paragraphe le 01/05/14)
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